LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexeï Tolstoï

(Толстой Алексей Константинович)

1817 – 1875

 

 

 

 

LE RENDEZ-VOUS DANS TROIS CENTS ANS

 

 

 

 

Écrit en français en 1840 ; publié en 1912 (posthume)

 

 

 

 

 


Publiée dans André Lirondelle, Le Poète Alexis Tolstoï, Paris, 1912.

 

 


 

Par une belle nuit d’été nous étions réunis au jardin de notre grand-mère, les uns près d’une table éclairée par une lampe, les autres assis sur les marches de la terrasse. De temps en temps, la brise nous apportait des bouffées d’un air embaumé, ou bien de lointaines vibrations d’un chant rustique, et puis tout redevenait silencieux, et l’on n’entendait plus que le frétillement des phalènes, autour du globe dépoli de la lampe.

— Eh bien ! mes enfants, nous dit notre grand-mère, vous m’avez souvent demandé une vieille histoire de revenants... Si le cœur vous en dit, venez vous asseoir autour de moi, je vous raconterai un événement de ma jeunesse qui vous donnera de bons frissons quand vous vous trouverez tout seuls, couchés dans vos lits.

Aussi bien cette nuit si calme me rappelle le beau temps passé, car, vous allez vous moquer de moi, mais depuis bien des années il me semble que la nature est moins belle qu’autrefois. Je ne vois plus de ces bonnes journées si chaudes, si radieuses, de ces fleurs si fraîches, ni de ces fruits si savoureux ; et tenez, à propos de fruits, je n’oublierai jamais un panier de pêches que m’envoya un jour le marquis d’Urfé, un jeune fou qui me faisait la cour parce qu’il avait trouvé dans ma figure je ne sais quel trait caractéristique qui lui avait tourné la tête.

À vrai dire, je n’étais pas trop mal dans ce temps-là. et quiconque verrait aujourd’hui mes rides et mes cheveux blancs, ne se douterait guère que le roi Louis XV m’avait surnommée la rose des Ardennes, surnom que j’avais bien mérité, en enfonçant bon nombre d’épines dans le cœur de Sa Majesté.

Pour ce qui était du marquis d’Urfé, je puis vous assurer, mes enfants, que s’il l’avait voulu, je n’aurais pas maintenant le plaisir d’être votre grand-mère, ou du moins que vous porteriez un autre nom à l’heure qu’il est. Mais les hommes ne comprennent rien à nos coquetteries. Ce sont ou des fureurs brutales qui nous indignent, ou bien ils se découragent comme des enfants et s’enfuient à toutes jambes chez quelque hospodar de Moldavie, comme l’a fait cet écervelé marquis que j’ai revu beaucoup plus tard et qui, par parenthèse, n’était pas devenu plus sage.

Pour en revenir à son panier de pêches, je vous dirai que je le reçus quelque temps avant son départ, le jour de la Sainte-Ursule, qui est ma fête et qui tombe, comme vous savez, au beau milieu d’octobre, époque où il est presque impossible d’avoir des pêches. Cette galanterie était le résultat d’un pari de d’Urfé avec votre grand-père qui me courtisait déjà et qui fut si déconcerté du succès de son rival, qu’il en eut des vapeurs pendant trois jours.

Ce d’Urfé avait bien le plus grand air que j’aie vu de ma vie, si j’en excepte le roi, qui, sans être jeune, passait à juste titre pour le plus beau gentilhomme de France. Mais à tous ses avantages extérieurs, le marquis en joignait un autre, dont l’attrait, je puis l’avouer à présent, n’était pas le moins puissant auprès de nous autres jeunes femmes. C’était le plus grand mauvais sujet de la terre, et je me suis souvent demandé pourquoi ces gens-là nous attirent malgré nous. Tout ce que j’ai pu trouver, c’est que plus un caractère est inconstant, plus nous avons de plaisir à le fixer. On se pique d’amour-propre de part et d’autre et c’est à qui jouera au plus fin. Le grand art dans ce jeu-là, mes enfants, c’est de savoir s’arrêter à temps et de ne pas exaspérer son partenaire. C’est surtout pour vous, Hélène, que je fais cette observation. Si vous aimez quelqu’un, mon enfant, ne faites pas avec lui comme j’ai fait avec d’Urfé, car Dieu sait si j’ai pleuré son départ et si je me suis reproché ma conduite. Je dis cela sans préjudice à mon attachement pour votre grand-père, qui m’épousa six mois après et qui certainement était l’homme le plus digne et le plus loyal qu’on puisse voir.

J’étais à cette époque veuve de mon premier mari, M. de Gramont, que je n’ai presque pas connu et que je n’avais épousé que pour obéir à mon père, la seule personne que je craignisse au monde. Vous pouvez vous figurer que le temps de mon veuvage ne me parut guère long ; j’étais jeune, jolie et parfaitement libre de mes actions. — Aussi je mis à profit cette liberté et aussitôt mon deuil fini, je me lançai, tête baissée, dans les bals et les réunions, qui, soit dit en passant, étaient bien autrement gais alors qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Ce fut à une de ces réunions que le marquis d’Urfé se fit présenter à moi par le commandeur de Bélièvre, un vieil ami de mon père, auquel celui-ci, qui résidait toujours dans son château des Ardennes, m’avait recommandée comme à un parent. — Cela me valait des exhortations sans fin de la part du digne commandeur, mais, tout en le ménageant et le cajolant de mon mieux, je ne faisais pas grand cas de ses remontrances, comme vous allez bientôt en juger. J’avais déjà beaucoup entendu parler de M. d’Urfé et j’étais fort curieuse de voir si je le trouverais aussi irrésistible qu’on me l’avait dépeint.

Quand il s’approcha de moi avec une aisance charmante, je le regardai si fixement, qu’il se troubla et ne put achever la phrase qu’il avait commencée.

— Madame, me dit-il plus tard, vous avez au front, un peu au-dessus des sourcils, un trait que je ne saurais définir, mais qui donne à votre regard une puissance étrange...

— Monsieur, lui répondis-je, on prétend que je ressemble beaucoup au portrait de ma trisaïeule, laquelle, d’après une légende de mon pays, aurait, rien que par son regard, fait choir dans les fossés un chevalier présomptueux qui s’étais mis en tête de l’enlever et qui déjà avait escaladé les murs de son château.

— Madame, dit le marquis en s’inclinant galamment, puisque les traits de votre trisaïeule sont aussi les vôtres, je n’ai pas de peine à croire à la légende ; seulement je vous ferai observer qu’à la place du chevalier, je ne me serais pas tenu pour battu et qu’aussitôt hors des fossés, j’aurais recommencé l’escalade.

— En vérité, monsieur ?

— Très certainement, madame.

— Un échec ne vous décourage pas ?

— On peut m’intimider une fois — me décourager jamais.

— Nous verrons, monsieur !

— Nous verrons, madame !

Depuis ce jour il y eut guerre acharnée entre nous ; fausse indifférence de ma part, galanterie persévérante de celle du marquis. Ce manège finit par attirer sur nous l’attention de tout le monde et le commandeur de Bélièvre me gronda sérieusement

C’était un singulier personnage que le commandeur de Bélièvre et il faut que je vous en dise deux mots. Figurez-vous un homme grand, sec et grave, très cérémonieux, très phraseur et qui ne souriait jamais. Dans sa jeunesse il avait montré à la guerre un courage qui allait jusqu’à la folie, mais il n’avait jamais connu l’amour et il était très timide avec les femmes. Quand je lui faisais quelque bonne cajolerie (ce qui arrivait chaque jour de poste, attendu qu’il envoyait régulièrement à mon père des comptes rendus de ma conduite, comme si j’étais encore une petite fille), c’est à peine s’il déridait son front, mais alors il faisait une si drôle de grimace que je lui riais au nez au risque de nous brouiller. Pourtant nous restions les meilleurs amis du monde, sauf à nous prendre aux cheveux dès qu’il s’agissait du marquis.

— Madame la duchesse, je suis désolé que mon devoir m’oblige de vous faire une remarque...

— Faites toujours, mon cher commandeur !

— Vous avez encore reçu hier le marquis d’Urfé...

— C’est vrai, mon cher commandeur, et avant-hier aussi, je le reçois encore ce soir, ainsi que demain et après-demain.

— C’est précisément au sujet de ces fréquentes visites que je désire vous entretenir. Vous n’ignorez pas madame, que monsieur votre père, mon honoré ami, vous a confiée à ma garde et que je réponds de vous à Dieu comme si j’avais le bonheur de vous avoir pour fille...

— Eh ! mon cher commandeur, est-ce que vous craignez que le marquis ne m’escamote ?

— Je suppose, madame, que le marquis connaît trop bien le respect qu’il vous doit pour oser former un pareil projet. Cependant il est de mon devoir de vous avertir que ses assiduités deviennent le sujet des conversations de la cour, que je me les reproche d’autant plus que c’est moi qui ai eu le malheur de vous présenter le marquis et que si vous ne l’éloignez bientôt, je me verrai, à mon grand regret, forcé de l’appeler en combat singulier.

— Vous plaisantez, mon cher commandeur, le combat serait vraiment singulier ! Vous oubliez que vous avez le triple de son âge !

— Madame, je ne plaisante jamais et ce sera comme j’ai l’honneur de vous dire.

— Mais c’est une indignité, monsieur, c’est une tyrannie qui n’a pas de nom ! Si la société de M. d’Urfé me convient, qui est-ce qui a le droit de m’empêcher de le voir ? Qui peut l’empêcher de m’épouser si j’y consens ?

— Madame, répondait le commandeur, en hochant tristement la tête, croyez-moi, cela n’est pas l’idée du marquis. J’ai assez vécu pour voir que M. d’Urfé, loin de songer à se fixer, ne pense qu’à tirer vanité de son inconstance. Et que deviendriez-vous, pauvre fleur des Ardennes, si après lui avoir abandonné tout le miel de votre calice, vous voyiez tout à coup ce beau papillon s’envoler comme un traître ?

— Allons, voici maintenant des inculpations indignes ! Savez-vous. mon cher commandeur, que si vous y allez de la sorte, vous me rendrez amoureuse folle du marquis ?

— Je sais, madame, que votre père, mon vénérable ami, vous a confiée à moi et que je mériterai sa confiance et votre estime au risque même de vous devenir odieux.

C’est toujours ainsi que se terminaient ces disputes. Je me gardai bien d’en faire part à d’Urfé, afin de ne pas le rendre plus présomptueux qu’il ne l’était déjà, quand un beau jour le commandeur vint m’annoncer qu’il avait reçu une lettre de mon père, par laquelle celui-ci le priait de m’accompagner dans notre château des Ardennes. La lettre du commandeur en contenait une incluse pour moi. Mon père m’y témoignait le désir de me revoir et pour que la perspective d’un automne à passer au milieu des forêts ne m’effrayât pas trop, il me faisait entendre que plusieurs familles de notre voisinage avaient préparé une fête à quatre lieues de chez nous, dans le château d’Haubertbois.

Il ne s’agissait ni plus ni moins que d’un grand bal costumé, et mon père m’écrivait de me dépêcher de venir si je voulais y prendre part.

Le nom d’Haubertbois éveilla en moi bien des souvenirs. Je me rappelai avoir entendu dans mon enfance des récits étranges sur ce vieux château abandonné et sur la forêt qui l’entourait. Il y avait surtout une légende populaire qui m’avait toujours donné la chair de poule : on prétendait que parfois dans cette forêt les voyageurs étaient poursuivis par un homme gigantesque, d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes, qui courait à quatre pattes après les voitures et s’efforçait d’en saisir les roues en poussant des cris et en demandant à manger. Cette dernière circonstance lui avait valu le surnom de « l’affamé ». On l’appelait aussi : « le prieur d’Haubertbois ». Je ne sais pourquoi l’idée de cette figure hâve, courant à quatre pattes, me paraissait plus effrayante que tout ce qu’on aurait pu imaginer de plus affreux. Souvent, en revenant le soir de la promenade, je poussais un cri involontaire et je serrais convulsivement le bras de ma bonne. C’est que j’avais cru entrevoir dans le crépuscule le hideux prieur rampant entre les arbres.

Mon père, plus d’une fois m’avait grondée de ces imaginations, mais j’y revenais malgré moi. — Voici pour la forêt. — Quant au château, son histoire était en quelque sorte liée avec celle de notre famille. Il avait appartenu lors des guerres avec les Anglais, à un sire Bertrand d’Haubertbois, ce même chevalier qui, n’ayant pu obtenir la main de ma trisaïeule, voulut l’enlever de force et que celle-ci d’un regard fit tomber dans les fossés au moment où il était suspendu à une échelle. Messire Bertrand n’avait eu que ce qu’il méritait, car c’était, disait-on, un chevalier impie et félon, dont les mauvaisetés étaient passées en proverbe. Le haut fait de ma trisaïeule n’en est que plus merveilleux et vous concevez combien je devais être flattée de la ressemblance qu’on me trouvait avec le portrait de dame Mathilde. Ce portrait d’ailleurs vous le connaissez, mes enfants ; c’est celui qui est placé dans la grande salle immédiatement au-dessus du Sénéchal de Bourgogne, votre arrière-grand-oncle, et à côté de messire Hugues de Montmorency, allié à nous en 1310.

À voir cette figure de jeune fille si douce, on serait tenté de révoquer en doute la vérité de la légende, ou de refuser au peintre le talent de saisir l’expression. Quoi qu’il en soit, si jadis je ressemblais à ce portrait, vous seriez bien embarrassés aujourd’hui d’y trouver un trait qui soit à moi. Mais ce n’est pas là ce dont il s’agit. Je vous disais donc que messire Bertrand avait payé son outrecuidance d’un plongeon dans les fossés de notre château. Je ne sais si cette desconfiture l’avait guéri de son amour, mais on prétend qu’il chercha à s’en consoler avec une bande de mécréants, aussi débauchés et aussi païens que lui. De plus il faisait liesse et joyeuse chère en compagnie de madame Jeanne de Rochaiguë, laquelle, pour lui complaire, assassina son mari.

Je vous raconte là, mes enfants, ce que ma bonne me racontait à moi, et c’est seulement pour vous dire que j’avais toujours eu horreur de ce vilain château d’Haubertbois et que l’idée d’y donner un bal costumé me parut fort baroque.

La lettre de mon père me causa une vive contrariété. Quoique les terreurs de mon enfance n’y eussent aucune part, j’éprouvai un violent dépit de quitter Paris, car je soupçonnais le commandeur d’être pour beaucoup dans l’ordre qu’il m’avait apporté. L’idée de me voir traiter en petite fille me révolta ; je compris que M. de Bélièvre, en m’affublant d’un voyage dans les Ardennes, ne voulait que m’empêcher d’accueillir les assiduités de d’Urfé. Je me promis de déjouer ces projets et voici comment je m’y pris.

La première fois que le marquis vint me voir, je le reçus d’un air railleur et je lui fis comprendre que, moi quittant Paris et lui n’étant pas plus avancé dans mes bonnes grâces, je le considérais comme ayant perdu la partie.

— Madame, me répondit d’Urfé, il se trouve par hasard que je possède un château à une lieue de votre route. Puis-je espérer que vous ne refuserez pas à un pauvre vaincu la consolation de vous y offrir l’hospitalité ?

— Monsieur, lui dis-je froidement, ce serait toujours un détour et d’ailleurs, à quoi vous servirait de me revoir ?

— De grâce, madame, ne me mettez pas au désespoir, car je vous jure que je ferai quelque folie !

— Vous m’enlèverez peut-être ?

— Madame, j’en suis capable.

Je partis d’un éclat de rire.

— Me défiez-vous ? dit le marquis.

— Je vous défie, monsieur, et je vous préviens que pour tenter un coup de main avec moi, il faudrait une audace plus qu’ordinaire, car je voyage sous la garde du commandeur de Bélièvre et très bien escortée !

Le marquis sourit et se tut.

Je n’ai besoin de vous dire, mes enfants, que je n’ignorais pas que M. d’Urfé eût une possession du côté des Ardennes et que j’avais compté sur cette circonstance. Cependant, pour que vous n’ayez pas trop mauvaise opinion de votre grand-mère, je vous dirai tout d’abord que mon défi n’était qu’une plaisanterie et que je voulais seulement contrarier le commandeur en donnant au marquis l’occasion de me voir en route.

Si après cela M. d’Urfé prenait mes paroles au sérieux, j’étais toujours libre de le désabuser, et à vrai dire, l’idée d’être l’objet d’une tentative d’enlèvement n’avait rien qui dût trop déplaire à une jeune femme avide d’émotions et coquette au delà de tout ce qu’on peut imaginer.

Quand vint le jour du départ, je ne pus m’empêcher d’admirer combien le commandeur avait renchéri sur les précautions que de mon temps on prenait en voyage. Outre un fourgon contenant la cuisine, il y en avait un avec mon lit et mes effets de toilette. Deux laquais, assis derrière mon carrosse, étaient armés de sabres et mon valet de chambre, placé à côté du cocher, tenait en mains une espingole destinée à imposer aux voleurs. On avait envoyé en avant un tapissier pour préparer convenablement les chambres où je devais coucher et nous étions précédés de deux hommes à cheval, qui de jour criaient à ceux que nous rencontrions de nous faire place et qui de nuit nous éclairaient avec des flambeaux.

La politesse cérémonieuse du commandeur ne l’abandonnait pas plus en route qu’elle ne lui faisait défaut dans un salon. Il commença par vouloir se placer vis-à-vis de moi et fit mille difficultés pour s’asseoir à mes côtés dans le fond du carrosse.

— Eh bien ! commandeur, avez-vous peur de moi, que vous allez ainsi vous nicher sur le devant ?

— Madame, vous ne pouvez douter qu’il me serait doux de me placer à côté de la fille de mon meilleur ami, mais je croirais forfaire à mes engagements, si je dérangeais le moins du monde celle qu’en ce moment je suis tenu de protéger !

Il avait pris tellement au sérieux son rôle de protecteur, qu’il ne se passait pas cinq minutes sans qu’il me demandât si j’étais bien assise, ou si je n’étais pas incommodée par les courants d’air.

— Commandeur, faites-moi donc la grâce de me laisser tranquille, car vous êtes insupportable !

Alors il poussait un profond soupir et apostrophait sévèrement le cocher pour lui recommander de faire plus d’attention à m’éviter les cahots.

Comme nous voyagions à petites journées, le commandeur avait exigé que je fisse un repas à chaque halte. Quand il s’agissait de descendre, il ne me présentait jamais le bras sans se découvrir et lorsqu’il me conduisait à table, il se confondait en excuses de ce que je n’étais pas servie avec la même étiquette qu’en mon hôtel rue de Varenne.

Un jour que j’eus l’imprudence de dire que j’aimais la musique, le commandeur se fit apporter une guitare et chanta un air de guerre des chevaliers de Malte avec des éclats de voix formidables et en roulant des yeux à faire peur. Il ne cessa de faire vibrer les cordes de son instrument que lorsqu’il les eut rompues. Alors il se confondit en excuses et se tut.

La moitié de nos gens étant à lui, il leur avait fait prendre ma livrée, afin que je n’eusse pas l’air de voyager dans son équipage. Toutes ces délicatesses ne me touchaient guère, car je voyais dans M. de Bélièvre moins un ami qu’un mentor pédant et ennuyeux.

Ayant remarqué qu’il avait garni ses poches de pelottes de soie, d’épingles et d’autres petits effets destinés à ma toilettes, je me plus à lui demander divers objets dont je feignis d’avoir besoin, afin de le trouver en défaut.

Longtemps cela me fut impossible.

— Ah, que j’ai mal au cœur ! m’écriai-je une fois.

Aussitôt le commandeur plongea sa main dans une de ses poches et en retira une bonbonnière remplie de pastilles qu’il m’offrit silencieusement.

Une autre fois je fis semblant d’avoir mal à la tête.

Le commandeur mit sa main dans ses poches et en sortit un flacon d’eau de la Reine, dont il me demanda la permission de me verser quelques gouttes dans les cheveux.

J’étais découragée.

Enfin j’imaginai de dire que j’avais perdu ma provision de rouge et je demandai vivement à M. de Bélièvres s’il avait pensé à en prendre quelques pots.

La prévoyance du commandeur n’était pas allée jusque-là. Il rougit beaucoup et se confondit en excuses. Alors j’eus la méchanceté de faire semblant de pleurer et je dis qu’on m’avait confiée à un homme qui ne prenait aucun soin de moi.

Je me sentais à demi vengée, car le commandeur, se croyant déshonoré, devint fort triste et se tut le reste de la journée. Cependant le plaisir de tourmenter mon mentor finit par ne plus me suffire. Je ne sais ce que j’aurais imaginé encore si un incident d’un nouveau genre n’était venu rompre la monotonie de notre voyage.

Un soir que nous longions la lisière d’un bois, un cavalier enveloppé d’un manteau parut subitement au détour du chemin, se pencha vers la portière et disparut aussitôt. Ce mouvement fut si rapide, que c’est à peine si je m’aperçus que le cavalier avait laisse tomber un petit papier sur mes genoux. Quant au commandeur, il n’avait rien vu du tout. Le papier ne contenait que ces mots : « À une lieue d’ici vous serez forcée de vous arrêter pour la nuit. Quand tout le monde sera endormi, une voiture viendra stationner sous vos fenêtres. Si vous donnez l’alarme à vos gens, je me ferai tuer sous vos yeux, mais je ne renoncerai jamais à une entreprise que vous m’avez défié de tenter et dont la réussite peut seule m’attacher à la vie. »

En reconnaissant l’écriture du marquis je jetai un petit cri qui fit tourner la tête au commandeur.

— Qu’avez-vous donc. Madame ? me dit-il tout surpris.

— Rien, répondis-je, en cachant le billet, c’est une crampe qui m’a prise au pied !

Ce mensonge que je fis une trentaine d’années avant que n’eût paru le Barbier de Séville, vous prouve que c’est moi qui en ai eu la première idée et non pas Beaumarchais comme vous pourriez le croire.

Le commandeur plongea aussitôt sa main dans une de ses poches et en retira un fer aimanté qu’il m’offrit pour l’appliquer sur l’endroit souffrant.

Cependant plus je pensais à l’audace du marquis, plus je me sentais portée à admirer ce caractère aventureux. Je rendis grâce à la mode de mon temps qui prescrivait à une femme de condition de voyager la figure couverte d’un loup, car sans cet auxiliaire, le commandeur se serait aperçu de mon trouble. Je ne doutai pas un instant que le marquis exécutât ce qu’il s’était proposé, et j’avoue que connaissant le fanatisme de M. de Bélièvre à l’endroit de ses devoirs, je craignis en ce moment bien plus pour la vie de M. d’Urfé que pour ma propre réputation.

Bientôt les deux laquais qui nous précédaient à cheval vinrent nous annoncer que nous ne pourrions coucher dans le petit bourg désigné par M. de Bélièvre pour notre quartier de nuit, attendu qu’on y venait de casser un pont, mais que le chef d’office nous avait préparé un souper dans une maison de chasse située sur le grand chemin et appartenant à M. le marquis d’Urfé.

À ce nom je vis que le commandeur fronçait les sourcils et j’eus peur qu’il ne prit vent des projets du marquis.

Il n’en fut rien pourtant, car nous arrivâmes à la maison de chasse sans que le commandeur trahît la moindre appréhension. Après souper il s’inclina profondément devant moi, comme il avait coutume de faire chaque soir, me demanda la permission de se retirer et me souhaita une bonne nuit.

Restée seule, je congédiai mes femmes et ne me déshabillai pas, car je m’attendais à voir paraître M. d’Urfé, que j’étais d’ailleurs décidée à traiter comme il le méritait, toutefois sans l’exposer au ressentiment du commandeur.

Une heure s’était à peine écoulée, que j’entendis un léger bruit au dehors. J’ouvris la croisée et je reconnus le marquis qui montait sur une échelle de cordes.

— Monsieur, lui dis-je, retirez-vous sur-le-champ, ou j’appelle du monde !

— Madame, par pitié, écoutez-moi !

— Je ne veux rien entendre et si vous faites un mouvement pour entrer, je vous jure que je sonne !

— Alors faites-moi tuer, car de mon côté j’ai juré que la mort seule m’empêchera de vous enlever !

Je ne sais ce que j’allais faire ni répondre, quand tout à coup une fenêtre de la chambre qui touchait à la mienne s’ouvrit brusquement et j’y vis paraître le commandeur, un flambeau à la main.

M. de Bélièvre avait remplacé son habit par une robe de chambre cramoisie, et sa perruque par un bonnet de nuit pointu qui rendait sa figure grotesquement imposante et lui donnait un faux air de magicien.

— Marquis ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, veuillez avoir l’obligeance de vous retirer !

— Commandeur, répondit le marquis, toujours sur son échelle, je suis ravi de vous voir chez moi !

— Monsieur le marquis, reprit le commandeur, je suis désolé de vous dire que si vous ne descendez sur-le-champ, j’aurai l’honneur de vous brûler la cervelle !

À ces mots il posa son flambeau sur la fenêtre et dirigea sur le marquis les canons de deux énormes pistolets.

— Y pensez-vous, commandeur ! m’écriai-je, en me penchant hors de la fenêtre, voulez-vous commettre un assassinat ?

— Madame la duchesse, répondit M. de Bélièvre, en s’inclinant courtoisement du haut de sa croisée, daignez m’excuser si je parais devant vous dans ce négligé, mais l’urgence du cas m’enhardit à vous demander une indulgence que je n’aurais pas osé solliciter dans tout autre moment. Daignez m’excuser encore si je ne mets pas cette fois à vous obéir l’empressement aveugle dont je me suis fais une loi ; mais monsieur votre père, mon honoré ami, vous a placée sous ma garde, et cette confiance de sa part est si flatteuse pour moi, que je ne croirai pas la payer trop cher, en la méritant même au prix d’un assassinat !

À ces mots le commandeur s’inclina de nouveau et arma ses pistolets.

— C’est bien, dit le marquis, ce sera un duel d’un nouveau genre !

Et, sans quitter son échelle, il tira aussi une paire de pistolets de sa poche.

— Commandeur, dit-il, éteignez donc votre flambeau car il me donne sur vous un avantage dont je ne voudrais pas profiter.

— Monsieur le marquis, répondit le commandeur, je vous remercie de votre courtoisie, et je ne puis que me féliciter de vous voir des pistolets, car il répugnait à ma délicatesse de tirer sur un homme sans armes.

Cela dit, il éteignit sa bougie et visa le marquis.

— Mais vous êtes donc fous tous les deux ! m’écriai-je. Vous voulez donc me perdre en donnant l’éveil à la maison ?

— Marquis, continuai-je, je vous pardonne votre folie à condition que vous descendrez tout de suite ! Entendez-vous, monsieur, je vous ordonne de descendre !

Je le regardais de manière à lui faire voir qu’une plus longue hésitation ne ferait que m’irriter.

— Madame, dit alors le marquis, en faisant allusion à la conversation que nous avions eue lors de notre première entrevue, un regard de vous me précipite au bas de mon échelle, mais que la belle châtelaine Mathilde soit persuadée que sire Bertrand cherchera tous les moyens de la revoir, ne fût-ce que pour mourir à ses pieds !

Et s’enveloppant de son manteau, il se perdit dans les ténèbres.

Le lendemain le commandeur ne me souffla pas un mot de ce qui s’était passé, et il n’en fut pas plus question entre nous le reste du voyage.

Quand nous ne fûmes qu’à une demi-journée du château de mon père, un orage épouvantable nous surprit sur le déclin du jour. Le tonnerre éclatait avec un fracas inouï et les éclairs se succédaient si rapidement, que tout en ayant les yeux fermés, j’en étais éblouie.

Vous savez, mes enfants, si j’ai jamais pu supporter l’orage. Une frayeur nerveuse s’empara de moi. je tremblais comme une feuille et je me serrai contre le commandeur qui se croyait obligé de me faire des excuses.

Nous avancions fort lentement à cause des arbres renversés sur la route. La nuit était close quand le cocher arrêta brusquement les chevaux et s’adressant au commandeur :

— Monsieur, dit-il, faites excuse, je me suis trompé de chemin : Nous sommes dans la forêt d’Haubertbois, je la reconnais à ce vieux chêne aux branches coupées !

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’un coup de tonnerre ébranla la forêt, la foudre tomba près du carrosse et les chevaux effrayés prirent le mors aux dents.

— Sainte Vierge, ayez pitié de nous ! s’écria le cocher, en entortillant ses mains dans les rênes. Mais les chevaux ne lui obéissaient plus.

Nous allions ventre à terre, nous heurtant à droite et à gauche, et nous attendant à chaque instant à être brisés contre les arbres.

J’étais plus morte que vive et ne comprenais rien aux phrases de M. de Bélièvre, car il me semblait que des sons étranges se mêlaient au sifflement du vent et au bruit du tonnerre. Plusieurs fois j’avais cru entendre tout près de moi des gémissements déchirants et puis une voix qui criait : j’ai faim, j’ai faim !

Tout à coup le cocher, au lieu de continuer à retenir les chevaux, leur lâcha les rênes et les fouetta, en poussant des cris terribles.

— Germain ! misérable ! Es-tu fou ? lui cria le commandeur.

Germain se retourna et nous fit voir à la lueur d’un éclair sa figure pâle comme la mort.

Le prieur ! dit-il d’une voix étranglée, le prieur à nos trousses !

— Arrête, imbécile, tu veux donc casser le cou à madame ! Arrête, ou je te brûle la cervelle !

M. de Bélièvre n’avait pas eu le temps d’achever, que nous sentîmes une secousse épouvantable, je fus jetée hors du carrosse et je perdis connaissance.

Je ne sais combien de temps dura mon évanouissement, mais je fus rappelée à moi par une musique peu éloignée.

J’ouvris les yeux et je me vis couchée dans la forêt, sur un tas de mousse.

L’orage avait cessé. Le tonnerre grondait encore dans le lointain, mais les arbres agitaient doucement leurs feuilles et des nuages bizarres passaient au-dessus de leurs cimes. L’air était imprégné de senteurs balsamiques qui allaient me plonger dans une douce torpeur, quand quelques gouttes de pluie découlant des feuilles, me tombèrent sur la figure et me rafraîchirent.

Je me levai sur mon séant et je vis à une centaine de pas de moi des fenêtres en ogive vivement éclairées. Bientôt je distinguai entre les arbres les tourelles pointues d’un château que je reconnus de suite n’être pas celui de mon père. Je me demandai où je pouvais être. — Peu à peu je me rappelai comment les chevaux m’avaient emportée et comment j’avais été jetée hors du carrosse. Cependant ma tête était si faible que ces souvenirs se confondirent bientôt avec d’autres idées ; et qu’au milieu de ma solitude je ne pensais même pas à m’étonner de ne voir auprès de moi, ni M. de Bélièvre ni aucun de mes gens.

La musique qui m’avait éveillée continuait toujours. Alors l’idée me vint que je pouvais bien être devant le château d’Haubertbois et qu’on y était réuni pour le bal costumé dont mon père avait fait mention dans sa lettre. En même temps je me rappelai les dernières paroles de M. d’Urfé, lors de son équipée dans la maison de chasse, et je me dis que dans sa persistance à me chercher partout, il ne pouvait manquer de se trouver au bal.

Je me levai, et ne sentant aucune douleur, je marchai lestement vers le château.

C’était un vaste bâtiment d’une architecture sévère et ruiné en grande partie. Je pus distinguer à la clarté de la lune que les murailles étaient couvertes de mousse et tapissées de lierre. Quelques guirlandes, tombant du haut des tours, se balançaient pittoresquement et se détachaient en silhouette sur le fond du ciel d’un bleu argenté.

Je m’arrêtai à contempler ce tableau.

Je ne sais pourquoi mes idées m’emportèrent loin du château. Des scènes de mon enfance, oubliées depuis longtemps, passèrent devant moi comme des figures de lanterne magique. Quelques détails de ma plus tendre jeunesse se reproduisirent dans mon esprit avec une incroyable intensité. Au milieu de ces images je revis ma mère qui me souriait tristement. J’eus envie de pleurer et je baisai à plusieurs reprises une petite croix qu’elle m’avait donnée et que je n’avais cessé de porter sur moi.

Alors il me sembla entendre dans le lointain la voix du commandeur qui m’appelait.

J’y prêtai l’oreille, mais une girouette du château cria sur ses gonds et ce bruit, semblable à un grincement de dents, m’empêcha d’entendre la voix qui m’appelait.

Je me crus le jouet d’une illusion et j’entrai dans la cour. Il n’y avait ni carrosse, ni valets, cependant j’entendais des éclats de rire et des voix confuses. Je montai un escalier fort raide, mais bien éclairé ; quand je fus sur la plate-forme qui le terminait, un vent froid me souffla à la figure et une chouette effrayée se mit à voltiger, en frappant de ses ailes les flambeaux attachés au mur.

J’avais baissé la tête pour éviter le contact de l’oiseau nocturne. Quand je la relevai, je vis devant moi un chevalier de haute taille armé de toutes pièces.

Il me présenta la main, sans ôter son gantelet, et me dit d’une voix voilée par sa visière qui était baissée :

Belle dame, octroyez à vostre serviteur la grâce de vous recevoir en son chastel, et les considérez comme vostre, mesmement que toutes choses qui sont à lui !

Je me rappelai encore l’allusion qu’avait faite M. d’Urfé lorsque je lui ordonnai de descendre de son échelle, et persuadée que le chevalier inconnu n’était autre que le galant marquis, je lui répondis, en me servant de son langage :

Ne vous esmerveillez pas, beau sire, de me voir céans, car m’estant fourvoyée dedans la forest, suis advenue devers vous, afin que m’hébergiez, comme devoir est à tout bon et preulx chevalier !

J’entrai dans une grande salle où était rassemblée une foule de monde qui riait et chantait autour d’une table couverte. Ils étaient tous costumés en seigneurs du temps de Charles VII, et comme j’avais vu des peintures de cette époque à Saint-Germain l’Auxerrois, je pus admirer l’exactitude historique des moindres détails de leur toilette. Ce qui me frappa surtout ce fut la coiffure d’une grande et belle dame qui paraissait faire les honneurs du banquet. Cette coiffure consistait en un réseau de fils d’or et de perles très artistement enlacés et d’un goût exquis. Mais malgré la beauté de la dame, je fus saisie tout d’abord par l’expression désagréable de sa figure.

À mon entrée, elle se mit à m’examiner avec une curiosité tout à fait choquante et dit de manière à ce que je pus l’entendre :

Se ne me trompes, cecy est la belle Mathilde à qui messire Bertrand a faict amour, avant que me cognaistre !

Puis s’adressant au chevalier : Mon cœur, lui dit-elle aigrement, faictes yssire icelle dame se ne voulez me rendre jaloze !

La plaisanterie me parut d’assez mauvais goût, d’autant plus que je ne connaissais pas du tout celle qui la faisait. Je voulus lui en faire sentir l’inconvenance et j’allais adresser la parole à M. d’Urfé (en français moderne cette fois), lorsque j’en fus empêchée par une grande rumeur qui s’éleva parmi les convives.

Ils se parlèrent entre eux, se jetèrent des regards d’intelligence et me désignèrent à plusieurs reprises du coin de l’œil.

Tout à coup la dame qui avait parlé saisit un flambeau et s’approcha de moi si rapidement qu’elle eut l’air de glisser plutôt que de marcher.

Elle leva le flambeau et fit remarquer aux autres l’ombre que je projetais sur les dalles.

Alors des cris d’indignation éclatèrent de toute part et je pus entendre ces mots répétés par la foule :

A umbre, a umbre ! Poinct n’est des nostres !

D’abord, je ne compris pas ces paroles, mais comme je regardais autour de moi pour en deviner le sens, je remarquai avec effroi que personne de ceux qui m’entouraient n’avait d’ombre et qu’ils glissaient tous devant les flambeaux sans en intercepter la clarté.

Une terreur impossible à rendre s’empara de moi. Je me sentis défaillir et j’appuyai ma main sur le cœur. Mes doigts rencontrèrent la petite croix que peu de temps auparavant j’avais portée à mes lèvres, et de nouveau j’entendis la voix du commandeur qui m’appelait. Je voulus fuir, mais le chevalier me serra la main avec son gantelet de fer et m’obligea de rester.

N’ayez paour, me dit-il, car par la mort de mon aame ! poinct ne souffriray que soyt faict opprobre ; et pour qu’il ne loise à aucun d’y songer, ung prestre va nous bailler la bénédiction nuptiale !

Aussitôt les rangs s’ouvrirent, et un grand franciscain, maigre et pâle se traîna vers nous à quatre pattes.

Il paraissait beaucoup souffrir, mais aux gémissements qu’il poussa, la dame au réseau de perles se prit à rire avec affectation et dit, en se tournant vers le chevalier :

Oyez donc ; messire, oyez donc le prieur faire le malpiteux, comme trois cents ans devant !

Le chevalier avait levé sa visière. Son visage, loin de ressembler au marquis d’Urfé. était tout livide et avait une expression de férocité que je ne pus soutenir. Ses yeux sortant de leurs orbites étaient fixés sur moi, tandis que le prieur, toujours rampant par terre, psalmodiait des prières d’une voix nasillarde et les interrompait de temps en temps par des cris de douleur et des blasphèmes si horribles, que je sentais mes cheveux se dresser sur ma tête. Une sueur froide m’inondait le front, mais je ne pouvais faire un mouvement, car l’étreinte de messire Bertrand m’avait ôté toute faculté, excepté celle de voir et d’entendre.

Quand enfin le franciscain, s’adressant au public, se mit à proclamer à haute voix mes nopces avec messire Bertrand d’Haubertbois, la peur et l’indignation me donnèrent des forces surnaturelles. Par un violent effort je dégageai ma main et présentant ma croix aux fantômes :

— Qui que vous soyez, m’écriai-je, au nom du Dieu vivant, je vous ordonne de disparaître.

À ces mots la figure de Messire Bertrand devint toute bleue. Il chancela, et j’entendis la chute d’une armure qui résonna aussi creux qu’un chaudron tombant sur les dalles.

Au même instant les autres revenants disparurent, le vent siffla et éteignit les lumières.

Je me trouvai au milieu de vastes ruines. Dans un rayon de lune, qui pénétrait à travers une fenêtre en ogive, je crus voir s’agiter une foule de franciscains, mais cette vision disparut également sitôt que j’eus fait un signe de croix. Une faible psalmodie arriva jusqu’à moi, je distinguai encore les mots : j’ai faim, j’ai faim ! puis je n’entendis qu’un bourdonnement dans les oreilles.

La fatigue me gagna et je m’assoupis.

Quand je me réveillai, je me sentis portée par un homme qui faisait de grandes enjambées par-dessus les broussailles et les troncs d’arbres. J’ouvris les yeux et je reconnus à la clarté de l’aube le commandeur, dont les vêtements étaient déchirés et tachés de sang.

— Madame, me dit-il, lorsqu’il vit que j’étais en état de l’entendre, si le plus cruel moment de ma vie a été celui où je vous perdis, je puis affirmer que rien n’égalerait mon bonheur actuel, s’il n’était empoisonné par le remords de n’avoir pu empêcher votre chute !

— Commandeur, répondis-je, laissez-là vos condoléances et posez-moi à terre, car je suis toute brisée, et à la manière dont vous me tenez, vous ne me paraissez pas propre à faire une bonne d’enfant.

— Madame, dit M. de Bélièvre, n’en accusez pas mon zèle, mais bien mon bras gauche qui est cassé !

— Mon Dieu ! m’écriai-je, comment avez-vous cassé votre bras ?

— En m’élançant après vous, madame, comme c’était mon devoir, lorsque je vis la fille de mon honoré ami précipitée hors du carrosse.

Touchée du dévouement de M. de Bélièvre, je le priai de me laisser marcher. Je lui proposai aussi de lui faire une écharpe de mon mouchoir, mais il me répondit que son état ne valait pas la peine que je m’en occupasse et qu’il était trop heureux d’avoir un bras de reste à mettre à mon service.

Avant que nous ne fussions sortis du bois, nous rencontrâmes une chaise à porteurs que mon père, déjà instruit de mon accident par nos gens, avait envoyée à ma rencontre. Lui-même était à ma recherche d’un autre côté. Bientôt nous nous rejoignîmes. En me voyant, il fut fort alarmé, et ses premiers soins furent pour moi. Puis il voulut serrer dans ses bras M. de Bélièvre qu’il n’avait pas vu depuis nombre d’années. Mais le commandeur fit un pas en arrière et dit à mon père d’un air fort sérieux :

— Monsieur et très cher ami ! En me confiant madame votre fille, c’est-à-dire ce que vous avez de plus précieux au monde, vous m’avez donné une preuve d’amitié dont j’ai été vivement touché. Pourtant cette amitié je m’en suis rendu indigne, car malgré tous mes soins, je n’ai pu empêcher le tonnerre d’effrayer nos chevaux, notre carrosse d’être brisé et madame votre fille d’être jetée dans la forêt et d’y rester jusqu’à ce matin. Vous voyez donc, monsieur et cher ami, que j’ai trahi votre confiance, et comme il est juste que je vous fasse une réparation, je vous offre de nous battre, soit à l’épée, soit au pistolet ; je regrette que l’état de mon bras gauche me rendre impossible le combat à la dague que vous auriez préféré peut-être, mais vous êtes trop juste pour m’accuser de mauvais vouloir et pour tout autre genre de duel je me mets à vos ordres en tel lieu et à telle heure qu’il vous plaira de fixer.

Mon père fut très surpris de cette conclusion et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que nous persuadâmes au commandeur qu’il avait fait tout ce qu’il était possible de faire, et qu’il n’y avait pas lieu de se couper la gorge.

Alors il embrassa mon père avec effusion et lui dit qu’il était bien aise que les choses s’arrangeassent ainsi, car il se serait senti bien malheureux de tuer son meilleur ami.

Je priai M. de Bélièvre de me dire comment il m’avait retrouvée, et il me raconta qu’en s’élançant après moi, il avait donné de la tête contre un arbre, ce qui lui avait d’abord fait perdre connaissance. Revenu à lui, il s’était aperçu que son bras gauche était cassé, mais cela ne l’avait pas empêché de se mettre à ma recherche et de m’appeler à plusieurs reprises. Enfin, après beaucoup de peines inutiles, il m’avait trouvée couchée au milieu des ruines et m’avait emportée sur son bras droit.

Je racontai à mon tour ce qui m’était arrivé dans le château d’Haubertbois, mais mon père traita le tout de visions et de rêves. Je le laissai se moquer de moi, mais intérieurement j’étais bien convaincue de n’avoir pas rêvé, et cela d’autant plus que je ressentais encore une douleur fort vive à la main qu’avait serrée le gantelet de messire Bertrand.

Cependant ces diverses émotions m’avaient tant impressionnée que j’en eus une fièvre qui me dura plus de quinze jours. Pendant ce temps mon père et le commandeur (dont le bras avait été pansé par le chirurgien du lieu) jouaient aux échecs dans ma chambre, ou bien, lorsqu’ils me croyaient endormie, ils fouillaient tous deux dans une grande armoire remplie de paperasses et de vieux parchemins.

Un jour que j’avais fermé les yeux, j’entendis mon père dire au commandeur :

— Mon ami, lisez ceci et dites-moi ce que vous en pensez.

La curiosité me fit entrouvrir les yeux et je vis que mon père tenait en mains un parchemin tout jaune, auquel pendaient plusieurs sceaux en cire, comme il était d’usage autrefois d’en attacher aux édits du parlement, ou aux ordonnances royales.

Le commandeur prit le parchemin et lut à demi-voix et en se tournant souvent de mon côté, une déclaration du roi Charles VII, adressée à tous les barons des Ardennes, pour leur signifier et faire connaître la confiscation des fiefs de messire Bertrand d’Haubertbois et de madame Jeanne de Rochaiguë, accusés d’impiété et de différents crime.

La déclaration commençait par les termes d’usage :

Nous Charles septiesme, par la grâce de Dieu roy de France, à tous ceulx qui ces présentes Lettres verront, salut. Sçavoir faisons à tous nos vassaulx, barons, seigneurs, nobles et chevaliers, pour ce que la part de nos officiers, seigneurs et nobles nous a esté remonstré que nostre baron, le sire Bertrand d’Haubertbois, mauvaisement et comme désobéissant et entreprenant grandement à l’encontre de nous et de nostre Souveraineté, etc. Ici suivait un long dénombrement des griefs contre messire Bertrand, qui entre autres, disait-on, aux choses ecclésiastiques ne gardait nulle révérence, n’obéissance, ne faisait jamais Quaresme, ne semblant qu’il en fût, et maintes années fut sans se confesser, ne recevoir nostre Seigneur et Rédempteur Jésus-Christ.

Pour conclusion, portait le parchemin, il n’est possible de pis faire que le sire d’Haubertbois a faict. Car à la veille de l’Assomption de Madame nostre sainte Vierge et pendant une orgie moult desplaisante à Nostre Seigneur, usa messire Bertrand de ceste parole : Par la mort de mon aame ! Poinct n’y a de vie future, et si peu en ai croyance, qu’en cas contraire serment fais et parfois de revenir me gaudir et me goberger en mon chastel dans trois cents ans à compter d’huy, quand mesme pour ainsi faire devroys bailler mon aame à Satan !

La déclaration ajoutait que cet odieux propos avait paru si plaisant aux convives, que tous avaient fait également serment de se retrouver dans trois cents ans jour pour jour et heure pour heure dans le château de messire Bertrand, pour lequel faict ils étaient déclarés félons et impies.

Comme bientôt après ces abominables paroles, messire Bertrand avait été trouvé estranglé ou estouffé dans son armure, il échappait naturellement au châtiment de ses crimes, mais ses fiefs furent confisqués de même que ceux de sa bonne amie, madame Jeanne de Rochaiguë, qui, entre autres gentillesses, était accusée par la déclaration d’avoir fait périr le prieur d’un couvent de franciscains, après s’en être servie pour assassiner son mari. La manière dont elle mit à mort ce mauvais prieur était bien horrible, car elle lui fit couper les jarrets et le laissa ainsi mutilé dans la forêt d’Haubertbois, ce qui estait grand pitié à voyr, car ledict prieur se traisna et rampa misérablement jusque à ce que fut mort de faim dans ladite forêt.

Le reste de la déclaration était peu important et ne contenait que l’ordre donné à un de nos ancêtres de prendre possession au nom du roi, des châteaux de messire Bertrand et de madame Jeanne.

Lorsque le commandeur eut terminé sa lecture, mon père lui demanda quel jour nous étions arrivés.

— C’est dans la nuit de l’Assomption que j’eus le malheur de perdre et le bonheur de retrouver madame votre fille, répondit M. de Bélièvre.

— La déclaration, reprit mon père, est datée de 1459 et nous sommes en 1759. La nuit de l’Assomption il y a eu donc juste trois cents ans... Commandeur, il ne faut pas en parler à ma fille, car il vaut mieux qu’elle pense avoir rêvé.

Une terreur rétrospective me rendit toute pâle à ces paroles. Mon père et le commandeur s’en aperçurent et se regardèrent avec inquiétude. Mais je fis semblant de ne me réveiller qu’à ce moment et je prétextai une défaillance.

Quelques jours après j’étais entièrement rétablie.

Bientôt je repartis pour Paris, toujours accompagnée par M. de Bélièvre. Je revis d’Urfé et le trouvai plus amoureux que jamais ; mais cédant à un détestable penchant à la coquetterie, je redoublai de froideur avec lui, sans cesser de le tourmenter et en le raillant surtout de sa tentative d’enlèvement.

Je fis si bien, qu’un beau matin il vint m’annoncer que las d’être joué, il s’en allait en Moldavie.

Je connaissais assez le marquis pour savoir qu’arrivé à ce point, il ne changerait plus d’idée. Je le laissai donc partir et comme je me figurais, je ne sais pourquoi, qu’il pourrait lui arriver malheur, je lui donnai, pour l’en préserver, ma petite croix qui, comme il me raconta plus tard, le sauva d’un immense danger.

Six mois après le départ du marquis, j’épousai votre grand-père, et j’avoue, mes enfants, qu’il entra un peu de dépit dans cette résolution. Cependant on a eu raison de dire que les mariages d’amour ne sont pas les meilleurs, car votre grand-père, pour qui je n’ai eu que de l’estime, me rendit certainement plus heureuse que je ne l’aurais été avec d’Urfé, qui, après tout, n’était qu’un libertin, ce qui ne m’empêchait pas de le trouver fort aimable.


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en mai 2009 et sur le site de la Bibliothèque le 7 février 2011.

 

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